Pierre parle avec les loupsPlongée dans les Laurentides, sous un mètre de neige.
Raquettes aux pieds, l'expédition rejoint la cabane
au Canada new-look. Le guide a grandi parmi les loups.
Des histoires à dormir debout. Le petit groupe progresse à travers le taillis. Plutôt péniblement, malgré la pente, a priori, favorable. Il y va fort, notre guide. Il y a une demi-heure, personne, à part lui, n'avait jamais chaussé de raquettes. Et nous sommes là, pataugeant dans un bon mètre de neige. Le jeu consiste à éviter que les fameuses raquettes se transforment en patinettes. C'est que ça ne demande qu'à glisser ces engins-là. Et la neige au Québec est aussi froide qu'ailleurs. Tout le monde a pu le vérifier de très près.
Pierre Vaillancourt, le guide téméraire, nous ouvre la voie. Il profite des arrêts réguliers dans notre progression - quand on est tombé, il faut bien se relever - pour nous faire partager son savoir. Regardez autour de vous, les bourgeons au bout des branches ont été rongés. Cela veut dire que le site a été fréquenté par des orignaux (des élans, en version québécoise, NDLR). Et ici, cette trace dans la neige, c'est sans doute un loup. Bon, ce n'est peut-être pas la peine de s'attarder.
Le paysage autour de nous a bien failli disparaître sous quelques mètres d'eau. Le parc national de la Jacques-Cartier (le découvreur du Saint-Laurent n'a pas changé de sexe, son nom a simplement été donné à une rivière) a été créé, en 1981, pour contrer un projet d'Hydro-Québec. L'idée était de construire un grand barrage dans la vallée pour produire de l'électricité. Le parc s'étend, aujourd'hui, sur 670 km2. Il fait partie de la grande réserve des Laurentides qui couvre quelque 8.000 km2. Plus d'un quart de la superficie de la Belgique...
Pierre Vaillancourt connaît les lieux par coeur. Il veille, toute l'année, avec les autres gardes du parc, sur cette nature préservée. Mais son approche du métier n'a rien d'austère. Dans le soleil couchant, on distingue enfin le but de notre promenade sportive : un « camp de bois rond », variante prestigieuse de la cabane au Canada telle qu'on l'imagine en Europe. C'est là qu'on va passer la nuit. L'intérieur, tout en bois forcément, est confortable, presque cossu, et sent la cire d'abeille. Un bon feu dans la cheminée crée l'ambiance idéale pour un bon petit repas.
Et c'est précisément, ce qui nous attend. Pierre Vaillancourt a imaginé un bon plan avec son ami restaurateur, Michel Doyon. Un forfait touristique « Nature et gastronomie ». Michel Doyon est un adepte de la cuisine biomoléculaire. C'est-à-dire qu'il ne se contente pas de faire cuire les aliments ou de préparer des sauces, mais qu'il essaie de comprendre ce qui se passe chimiquement pour qu'une émulsion fonctionne. En bon Québécois, il s'intéresse aussi au sirop d'érable. Il en produit lui-même et parvient à le décliner de mille façons. Son magret de canard laqué vaut bien quelques gamelles dans la poudreuse. Et les desserts, comme les vins du cru, sont à la hauteur.
Le rapport avec la nature sauvage qui s'est soudain endormie à l'extérieur ? Le parc abrite 250 orignaux, deux meutes de loups, une bonne population d'ours noirs, des castors, énumère Pierre Vaillancourt. C'est bien, mais l'équilibre est précaire. Certaines espèces, comme le caribou des bois, ont disparu. Et les populations de loups sont assez fragiles, notamment en raison de la prédation à l'extérieur du parc.
La réserve qui entoure le parc national n'est, en effet, pas protégée, comme on l'entend chez nous, mais gérée. La chasse et le piégeage y sont autorisés. Les autorités québécoises encouragent même ces pratiques traditionnelles qui font rentrer des dollars dans les caisses de la Belle Province. Les chasseurs louent les concessions, comme on loue, en Belgique, des territoires de chasse.
On a longtemps pensé chez nous que les immenses superficies naturelles étaient des réservoirs inépuisables. On s'est, sans doute, trompé. Le problème des loups, qui sont des animaux qui se déplacent beaucoup : les jeunes individus inexpérimentés vont se faire piéger dans la réserve. Cela crée de véritables déséquilibres dans la structure démographique des meutes qui fréquentent le parc national. À terme, cela pourrait même les menacer. Son statut de fonctionnaire n'empêche pas Pierre Vaillancourt de dire la vérité.
Et il a sa petite idée sur la manière de faire changer les choses. Si on développait l'écotourisme, en permettant aux gens d'avoir un vrai contact avec la nature, ça pourrait faire évoluer les mentalités. Et l'écotourisme peut aussi être une source de revenus. Mais pour cela, il faudra que les touristes puissent encore espérer rencontrer une meute au détour d'un chemin.
À défaut, Pierre Vaillancourt pourra toujours vous raconter son premier contact avec le grand canidé. J'avais 13 ans, quand j'ai commencé à faire l'école buissonnière. Je n'avais pas l'âge pour conduire une moto, mais je m'en suis procuré une. C'est comme cela que je quittais la ville (Québec est à une grosse demi-heure de route du parc national, NDLR). Je campais, seul, au bord d'un lac quand j'ai entendu ma première meute hurler. Je n'ai plus pu fermer l'oeil de la nuit et je suis rentré en ville dès le lendemain matin.
Depuis, ce fils de notaire a appris à communiquer avec les loups, en imitant leur hurlement. Il raconte même qu'il parvient à distinguer, à leur voix, les loups dominants de ceux qui occupent un rang inférieur. Avec ses souvenirs, Pierre a de quoi animer quelques veillées. Repas gastronomique ou pas.
Les histoires de nature passionnent les Québécois, parce qu'elles les rattachent aux origines de leur nation. En Europe, on a tous un ancêtre paysan. De l'autre côté de l'Atlantique, les anciens étaient tous un peu trappeurs.