Ghelderode en cinémascope
Météo radieuse, scénographie au grand angle et interprétation épique pour «La Balade du Grand Macabre» à Villers-la-Ville. Pascal Racan mène la danse en Nekrozotar à tête de Nosferatu.
Un chef-d'oeuvre intemporel.
Il faisait un temps idéal jeudi soir pour la première de «La Balade du Grand Macabre» dans les ruines de l'Abbaye de Villers-la-Ville. Une douce fraîcheur nimba les spectateurs jusqu'à l'extinction des feux sur ce vingtième spectacle organisé par Del Diffusion dans le site brabançon.
La célèbre «farce pour rhétoriciens» de Michel de Ghelderode s'y déroule, une fois n'est pas coutume, dans un seul lieu. Une large estrade traverse le cloître en diagonale, se terminant dans les deux coins opposés par une structure en bois qui grimpe à l'assaut des murailles. Ce dispositif majestueux voulu par le scénographe Thierry Bosquet et le metteur en scène Stephen Shank offre aux spectateurs, assis de part et d'autre de ces vastes tréteaux, une vision panoramique sur l'action et sur les magnifiques effets visuels ménagés par les lumières de Christian Stenuit.
Nékrozotar le vampire
En deux heures trente, on traverse ce spectacle comme un grand rêve baroque et shakespearien, dans une succession d'émerveillements plastiques et de félicités verbales. La farce, écrite en pleine montée des périls nazis, y perd sans doute un peu de ses vertus corrosives, mais on retrouve, entre horreur et grotesque, l'esprit d'une oeuvre que Ghelderode adressait aux «âmes simples».
Pour jouer Nékrozotar en balade avec sa faux dans la «croustillante patrie» de Breugellande, Pascal Racan a pris la dégaine du Nosferatu de Murnau: crâne rasé, maquillage sépulcral, costume noir étriqué. (A noter d'ailleurs que la prochaine production à Villers sera une adaptation du «Dracula» de Bram Stoker.) De sa voix caverneuse, le comédien habite magistralement le site, annonçant l'imminente fin du monde. On sourit et on frémit, on a envie de voir l'apocalypse promise...
Et il y a matière à regarder. L'humanité convoquée par le dramaturge schaerbeekois trouve ici des interprètes à sa démesure. Michel Poncelet campe un Porprenaz à la langue bien pendue et au gosier en pente perpétuelle. Tel le Sganarelle de «Dom Juan», il sert son maître avec une loyauté apeurée qui n'exclut pas la lucidité et l'ironie. Il est bientôt rejoint par le philosophe, historien, astronome et astrologue du pays, Videbolle, défendu par un Didier Colfs très en verve et à la voix bien ajustée.
Trop content d'échapper à la domination domestique de Salivaine, femelle fouetteuse et imbibée, elle aussi, Videbolle assiste ravi à son exécution par Nékrozotar dans une étreinte mortelle. «Un vampire!» s'écrie Françoise Oriane dans un dernier souffle d'extase. Veuf on ne peut plus joyeux, le savant sera le dernier à périr car le dispensateur d'apocalypse lui sait gré d'avoir été le premier à annoncer sa venue.
Changement de décor - dans un bel ensemble, les spectateurs effectuent une rotation de 45 degrés sur leur chaise, comme pour un match de tennis entre des géants - et nous voici au palais de Sire Goulave, prince de Breugellande, flanqué d'une paire de ministres chamailleurs, ivres de rage taxatoire. Affublé d'un petit costume de marin, Philippe Allard donne une composition délicieuse en monarque pleurnichard et glouton face à ses conseillers, Aspiquet et Basiliquet.
Interprétés par Jean-François Rossion et Eric Breton Le Veel, l'air d'insectes avec leurs costumes rayés et leurs faisceaux d'antennes au bout des manches, ces deux-là médusent quelque peu l'assistance en entonnant leur hymne breugellandien, chanson à boire sur l'air de la Brabançonne. Et il y a encore le couple des amants édéniques qui sauvent le monde par la seule présence de leur amour, joué par Peter Ninane et Jessica Gazon, parfaitement au diapason.
Miroir identitaire
Allégorie prémonitoire sinon visionnaire - comment ne pas y voir l'annonce des ravages que causera le fléau hitlérien? -, la promenade du terrible Nékrozotar se soldera par un fiasco grotesque (et donc un happy end). Car au théâtre, le ridicule tue: il fallait s'appeler Ghelderode et être habité par l'imaginaire médiéval pour mettre ainsi en scène bien simplement la mort de la Mort.
On sort de là un peu groggy, la tête pleine d'images et de mots, heureux d'avoir vu, tendue comme un miroir de nos identités secrètes, l'oeuvre magistrale d'un grand écrivain de théâtre belge. On sait gré à Patrick de Longrée et Rinus Vanelslander d'avoir eu le courage de remettre «La Balade du Grand Macabre» à l'affiche, dans une production à grand spectacle, qui ne lésine pas sur les moyens.
Ce qui frappe aussi, c'est l'intemporelle actualité de l'écriture de Ghelderode, synthèse inouïe de latinité et de germanité, expression culturelle tangible d'une belgitude devenue politiquement incorrecte.
© La Libre Belgique 2006
http://www.lalibre.be/article.phtml?id=5&subid=107&art_id=296827
Villers-la-Ville,
ruines de l'Abbaye,
jusqu'au 5 août (de 25 à 30 €).
Tél. 070.224.304.